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Photo du rédacteurCarina Challande

Qu’est-ce qui distingue une œuvre d’art d’un objet quelconque ?

Dernière mise à jour : 27 juin

De G. Gay-Para, Lycée Ella Fitzgerald, 2015







Introduction : la distinction entre l’art et la technique


a) De prime abord, la distinction ne pose aucun problème. Nous disposons de différents critères.

• L’objet technique se définit, avant tout, par son utilité. Il est un moyen pour atteindre telle ou telle fin. L’œuvre d’art, au contraire, est une fin en soi : on la considère pour elle-même, et non pour autre chose. Elle n’a pas d’utilité pratique, mais des qualités esthétiques. Par exemple, on dit qu’elle est « belle ».

• L’objet technique peut être facilement reproduit et remplacé. Il existe en plusieurs exemplaires. Ce n’est pas le cas de l’œuvre d’art. Elle est nécessairement unique : elle a été signée par un artiste et existe en un seul exemplaire. Elle a donc une valeur spécifique.

• L’objet technique ne dure pas : plus on l’utilise, plus il s’use. En outre, tôt ou tard, on le remplacera par un objet plus récent et plus performant. L’œuvre d’art, au contraire, se définit par une certaine permanence : elle résiste au temps qui passe ; elle a vocation à durer.

b) Pourtant, la distinction entre l’art et la technique ne va pas de soi.

• Cette distinction est récente. Pendant longtemps, et jusqu’à la Renaissance, art et technique ont été confondus. Art > ars (latin) > technè (grec)Par « technè », les Grecs entendent le savoir-faire qui permet de produire un objet. Le mot a un sens très large : il englobe à la fois le travail de l’artisan et celui de l’artiste.

• Les frontières entre art et technique se dissipent aujourd’hui. → Le problème de l’art contemporain : Certains artistes élèvent au statut d’œuvre d’art des objets techniques. Les critères traditionnels ne sont plus opératoires : l’œuvre peut être laide, n’avoir aucune qualité esthétique, exister en plusieurs exemplaires, ou encore être éphémère. Paradoxe : un objet quelconque peut alors devenir une œuvre d’art. → Le cas du design : L’art n’a plus le monopole de la beauté : l’objet technique a aussi la prétention d’être beau, et peut ainsi « rivaliser » avec l’œuvre d’art.

c) En fait, l’art et la technique, loin de s’opposer, évoluent ensemble. Le progrès technique a évidemment un impact sur l’histoire de l’art. Pour créer, l’artiste utilise les moyens techniques à sa disposition. Mais, pour le public, le rapport à l’art change aussi.

L’art est toujours la rencontre entre un artiste (1) et un public (2) autour d’une œuvre (3) : d’où trois points de vue à partir desquels on peut analyser l’art.


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1. L’art du point de vue de la création


L’habileté technique suffit-elle à définir l’artiste ? De prime abord, on appelle « œuvre d’art » une œuvre qui a été réalisée par un artiste. Mais qu’est-ce qu’un artiste ?


a) La distinction entre artiste et artisan Cf. Alain, Système des beaux-arts.

« Il reste à dire en quoi l'artiste diffère de l'artisan. Toutes les fois que l'idée précède et règle l'exécution, c'est industrie. Et encore est-il vrai que l'œuvre souvent, même dans l'industrie, redresse l'idée en ce sens que l'artisan trouve mieux qu'il n'avait pensé dès qu'il essaie ; en cela il est artiste, mais par éclairs. Toujours est-il que la représentation d'une idée dans une chose, je dis même d'une idée bien définie comme le dessin d'une maison, est une œuvre mécanique seulement, en ce sens qu'une machine bien réglée d'abord ferait l'œuvre à mille exemplaires. Pensons maintenant au travail du peintre de portrait ; il est clair qu'il ne peut avoir le projet de toutes les couleurs qu'il emploiera à l'œuvre qu'il commence ; l'idée lui vient à mesure qu'il fait ; il serait même rigoureux de dire que l'idée lui vient ensuite, comme au spectateur, et qu'il est spectateur aussi de son œuvre en train de naître. Et c'est là le propre de l'artiste. Il faut que le génie ait la grâce de la nature et s'étonne lui-même. Un beau vers n'est pas d'abord en projet, et ensuite fait ; mais il se montre beau au poète ; et la belle statue se montre belle au sculpteur à mesure qu'il la fait ; et le portrait naît sous le pinceau. [...] Ainsi la règle du Beau n'apparaît que dans l'œuvre et y reste prise, en sorte qu'elle ne peut servir jamais, d'aucune manière, à faire une autre œuvre. »

•L’artiste et l’artisan ont un point commun : ils ont acquis, après un long apprentissage, une habilité technique, un savoir-faire, qui leur permet de transformer la matière comme ils souhaitent. Alain le rappelle : l’artiste est d’abord un artisan. La création artistique suppose une habileté technique. Par exemple, le musicien doit maîtriser son instrument, le peintre son pinceau, le poète les règles de la versification, etc.

Cf. par ex. Raymond Queneau : « Je n’ai pas l’habitude d’écrire. Je ne sais pas. J’aimerais bien écrire une tragédie ou un sonnet ou une ode, mais il y a des règles. Ça me gêne. Ce n’est pas fait pour les amateurs. » (Exercices de style)

• L’activité de l’artiste est pourtant très différente de celle de l’artisan. Le premier crée, alors que le second produit.

L’artisan

L’artiste

Production

Création

L’idée « précède et règle l’exécution »

L’idée « vient à mesure qu’il fait », « vient ensuite »

Application de règles préétablies

Innovation

Œuvre produite = œuvre prévue

Surprise : œuvre finale ≠ œuvre initialement prévue

Œuvre reproductible

Œuvre unique

Habileté technique

Habileté technique + goût

→ L’habilité technique, aussi nécessaire soit-elle, ne suffit pas à définir l’artiste. Celui-ci ne peut pas se contenter d’appliquer les règles qu’il a apprises. Si c’était le cas, il ne serait qu’un artisan. Pour être un authentique « artiste », il doit donc créer, innover, inventer ses propres règles, quitte à désapprendre ce qu’il a appris. Cf. Picasso : « À huit ans, j’étais Raphaël, il m’a fallu toute une vie pour peindre comme un enfant. » « Ils me disent que je peins comme Raphaël : c’est entendu. Mais puisqu’ils le savent, qu’ils me foutent la paix quand je fais autre chose. » (Rapporté par Robert Desnos, Écrits sur les peintres).


b) L’artiste comme génie Cf. Kant, Critique de la faculté de juger, §46.

« On voit (...) que le génie : 1° est un talent, qui consiste à produire ce dont on ne saurait donner aucune règle déterminée ; il ne s’agit pas d’une aptitude à ce qui peut être appris d’après une règle quelconque ; il s’ensuit que l’originalité doit être sa première propriété ; 2° que l’absurde aussi pouvant être original, ses produits doivent en même temps être des modèles, c’est-à-dire exemplaires et par conséquent, que sans avoir été eux-mêmes engendrés par l’imitation, ils doivent toutefois servir aux autres de mesure ou de règle du jugement ; 3° qu’il ne peut décrire lui-même ou exposer scientifiquement comment il réalise son produit, et qu’au contraire c’est en tant que nature qu’il donne la règle ; c’est pourquoi le créateur d’un produit qu’il doit à son génie, ne sait pas lui-même comment se trouvent en lui les idées qui s’y rapportent et il n’est en son pouvoir ni de concevoir à volonté ou suivant un plan de telles idées, ni de les communiquer aux autres dans des préceptes, qui les mettraient à même de réaliser des produits semblables. (C’est pourquoi aussi le mot génie est vraisemblablement dérivé de genius, l’esprit particulier donné à un homme à sa naissance pour le protéger et le diriger, et qui est la source de l’inspiration dont procèdent ces idées originales) ; 4° que la nature par le génie ne prescrit pas de règle à la science, mais à l’art ; et que cela n’est le cas que s’il s’agit des beaux-arts. »

L’artiste a, semble-t-il, quelque chose que l’artisan n’a pas : le génie. On pourrait le définir comme une sorte de talent inné et individuel, qui permet à l’artiste de produire des œuvres hors du commun. Non seulement il n’a pas appris à faire ce qu’il fait, mais il est le seul à pouvoir le faire : personne ne peut peindre, composer ou écrire comme lui. Son talent est « naturel », inscrit, en quelque sorte, dans sa personne. → Kant distingue quatre caractéristiques propres au « génie » :

1) L’originalité : le propre du génie, c’est d’innover, de créer une œuvre non seulement unique, mais inédite, sans exemple ou modèle antérieur. Il invente, par exemple, une nouvelle manière de peindre. L’originalité pose un double problème.

• En rupture avec les normes de son époque, le génie a souvent une reconnaissance posthume. Son œuvre, étant nouvelle, déconcerte le public, est en décalage avec son « horizon d’attente ». Ex : Van Gogh.

• L’originalité peut être sans valeur. Kant distingue ainsi l’originalité « absurde » et l’originalité « exemplaire ».

2) L’exemplarité : en rupture avec le passé, le génie annonce l’avenir. Son œuvre n’est pas seulement originale : elle est aussi exemplaire, puisqu’elle devient une référence, un modèle pour les générations futures. Ex : Duchamp.

3)Le talent du génie est non seulement inexplicable mais intransmissible Il ne sait même pas lui-même comment il fait ce qu’il fait : son œuvre, en partie, semble lui échapper ; c’est comme si la « nature » s’exprimait à travers lui.

4) Kant souligne enfin que la notion de génie n’est pertinente que pour les beaux-arts.

c) Critique de la notion de génie Cf. Nietzsche, Humain, trop humain, I, §155 et §162.

« Croyance à l'inspiration. Les artistes ont quelque intérêt à ce qu'on croie à leurs intuitions subites, à leurs prétendues inspirations ; comme si l'idée de l'œuvre d'art, du poème, la pensée fondamentale d'une philosophie tombaient du ciel tel un rayon de la grâce. En vérité, l'imagination du bon artiste, ou penseur, ne cesse pas de produire, du bon, du médiocre et du mauvais, mais son jugement, extrêmement aiguisé et exercé, rejette, choisit, combine ; on voit ainsi aujourd'hui, par les Carnets de Beethoven, qu'il a composé ses plus magnifiques mélodies petit à petit, les tirant pour ainsi dire d'esquisses multiples. Quant à celui est moins sévère dans son choix et s'en remet volontiers à sa mémoire reproductrice, il pourra le cas échéant devenir un grand improvisateur ; mais c'est un bas niveau que celui de l'improvisation artistique au regard de l'idée choisie avec peine et sérieux pour une œuvre. Tous les grands hommes étaient de grands travailleurs, infatigables quand il s'agissait d'inventer, mais aussi de rejeter, de trier, de remanier, d'arranger. » Humain, trop humain, I, § 155.

« Culte du génie par vanité. (...) L'activité du génie ne paraît vraiment pas quelque chose de foncièrement différent de l'activité de l'inventeur mécanicien, du savant astronome ou historien, du maître en tactique ; toutes ces activités s'expliquent si l'on se représente des hommes dont la pensée s'exerce dans une seule direction, a qui toutes choses servent de matière, qui observent toujours avec la même diligence leur vie intérieure et celle des autres, qui voient partout des modèles, des incitations, qui ne se lassent pas de combiner leurs moyens. Le génie ne fait rien non plus que d'apprendre d'abord à poser des pierres, puis à bâtir, que de chercher toujours des matériaux et de toujours les travailler ; toute activité de l'homme est une merveille de complication, pas seulement celle du génie : mais aucune n'est un « miracle ». – D'où vient alors cette croyance qu'il n'y a de génie que chez l'artiste, l'orateur et le philosophe ? Qu'eux seuls ont de l'«intuition» ? (Ce qui revient à leur attribuer une sorte de lorgnette merveilleuse qui leur permet de voir directement dans 1'«être» !) Manifestement, les hommes ne parlent de génie que là où ils trouvent le plus de plaisir aux effets d'une grande intelligence et ou, d'autre part, ils ne veulent pas éprouver d'envie. Nommer quelqu'un « divin » signifie : « Ici, nous n'avons pas à rivaliser ». Autre chose : on admire tout ce qui est achevé, parfait, on sous- estime toute chose en train de se faire ; or, personne ne peut voir dans l’œuvre de l'artiste comment elle s'est faite ; c'est là son avantage car, partout où l'on peut observer une genèse, on est quelque peu refroidi ; l'art achevé de l'expression écarte toute idée de devenir ; c'est la tyrannie de la perfection présente. Voilà pourquoi ce sont surtout les artistes de l'expression qui passent pour géniaux, et non pas les hommes de science ; en vérité, cette appréciation et cette dépréciation ne sont qu'un enfantillage de la raison. » Humain, trop humain, I, § 162.

Dans ces aphorismes, Nietzsche a un double objectif :

1) Il récuse la définition de l’artiste comme génie : à ses yeux, l’artiste dit « génial » se distingue des autres, avant tout, par son travail et son goût, et non par un talent inné.

2) Il entreprend la « généalogie » de l’idée de génie, en remontant à ses causes cachées.

3) La notion de génie est trompeuse, car elle tend à sacraliser l’artiste. Elle laisse croire qu’il a un don divin ou surnaturel. Or, selon Nietzsche, ce n’est pas le cas : si un artiste excelle dans son art, c’est d’abord parce qu’il travaille beaucoup, et sait sélectionner, parmi ses nombreuses productions, celles qui sont bonnes. Le chef d’œuvre n’est pas le fruit d’une inspiration soudaine et mystérieuse : à bien y regarder, il résulte d’un long et laborieux processus. Ex : Beethoven ou encore Flaubert. → Il n’y a donc pas de génie, selon Nietzsche. Mais cela ne veut pas dire que tous les hommes sont « égaux ». Il y a bien des hommes « supérieurs » aux autres, dans le domaine des beaux-arts, comme dans les autres domaines. Seulement, ces hommes, aussi excellents et « grands » soient- ils, n’en restent pas moins des hommes. Nietzsche remarque qu’ils ont tous les mêmes qualités. → L’activité artistique n’a rien de spécifique. Toute réussite, qu’elle soit artistique, technique, scientifique ou militaire, s’explique de la même manière : il faut se concentrer, travailler, essayer, recommencer inlassablement. Il n’y a pas de « miracle », dit Nietzsche.

4) D’où vient la croyance « au génie » ? Nietzsche découvre plusieurs causes. L’idée de génie flatte, à l’évidence, l’orgueil des artistes. Mais, paradoxalement, elle est aussi avantageuse pour le public. En proclamant l’artiste « génial », il peut apprécier son œuvre, sans être rongé par l’envie. L’idée de génie serait ainsi une invention de la masse des « non-génies ». La croyance « au génie » s’explique aussi par le fait que le public contemple l’œuvre seulement une fois finie. Comme il n’assiste pas au processus de création, il a alors la fausse impression que l’œuvre, de manière miraculeuse, sort de nulle part.

Peut-on démontrer qu’une œuvre d’art est belle ?

Certes, c’est l’artiste qui fait l’œuvre d’art. Mais il n’est rien sans la reconnaissance d’un public. Le rôle du « public » est décisif : en dernière instance, c’est lui qui juge et décide si l’œuvre peut être rangée sous la catégorie « œuvre d’art ».

d) La spécificité du jugement esthétique

L’œuvre d’art fait l’objet d’une évaluation spécifique : lorsqu’elle nous plaît, nous disons, par exemple, qu’elle est « belle ». Mais un tel jugement pose problème. On constate une grande diversité des goûts.

1) Il faut distinguer le jugement esthétique et le jugement de connaissance. Pour cela, nous pouvons raisonner à partir de deux exemples très simples :

P1 : « Ce tableau est rectangulaire. » P2 : « Ce tableau est beau. » P1 est un jugement de connaissance. Il énonce une propriété objective de l’œuvre. Il prétend décrire la réalité telle qu’elle est, indépendamment du sujet. Il est soit vrai, soit faux. On peut démontrer sa vérité. Ici, la perception visuelle suffit. P2 est un jugement esthétique. Il exprime le plaisir éprouvé par le sujet face à l’œuvre. Il est donc subjectif. Il n’est à proprement parler ni vrai ni faux. → La beauté n’est pas une propriété objective : elle n’est pas « dans » le tableau. Remarquons, en outre, qu’elle ne renvoie à rien de précis. Le prédicat « beau » est utilisé pour qualifier une multiplicité de choses très variées, qui n’ont strictement rien en commun. Cf. Hume : « La beauté n'est pas une qualité inhérente aux choses elles-mêmes, elle existe seulement dans l'esprit qui la contemple, et chaque esprit perçoit une beauté différente » (La règle du goût, 1759).→ Une conclusion semble s’imposer : le relativisme – exprimé par la maxime bien connue : « des goûts et des couleurs on ne discute pas » (De gustibus et coloribus non est disputandum). Chacun serait donc libre de déclarer « beau » ce qui lui plaît. Cette thèse, aussi évidente et banale soit-elle, soulève des difficultés. Si la beauté n’est que subjective, comment expliquer le large et durable consensus autour des grandes œuvres ? Un tel consensus n’a-t-il pas un fondement objectif ? D’autre part, faut-il admettre que tous les jugements se valent ? Certains jugements esthétiques semblent absurdes. Ex : « La musique de Britney Spears est supérieure à celle de Beethoven. »

2) Il faut distinguer le jugement esthétique et le simple jugement d’agrément.


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2. L’art du point de vue de la réception


a) Cf. Kant, Critique de la faculté de juger, § 7.

« En ce qui concerne l'agréable, chacun consent à ce que son jugement, qu'il fonde sur un sentiment personnel et privé, et en vertu duquel il dit d'un objet qu'il lui plaît, soit du même coup restreint à sa seule personne. C'est pourquoi, s'il dit : "Le vin des Canaries est agréable", il admettra volontiers qu'un autre le reprenne et lui rappelle qu'il doit plutôt dire : "cela est agréable pour moi" ; et ce, non seulement pour ce qui est du goût de la langue, du palais et du gosier, mais aussi pour ce qui peut être agréable aux yeux ou à l'oreille de chacun. La couleur violette sera douce et aimable pour l'un, morte et sans vie pour l'autre. L'un aimera le son des instruments à vent, l'autre leur préférera celui des instruments à corde. Ce serait folie d'en disputer pour récuser comme inexact le jugement d'autrui qui diffère du nôtre, tout comme s'il s'opposait à lui de façon logique ; en ce qui concerne l'agréable, c'est donc le principe suivant qui est valable : A chacun son goût (pour ce qui est du goût des sens).

Il en va tout autrement du beau. Il serait (bien au contraire) ridicule que quelqu'un qui se pique d'avoir du goût songeât à s'en justifier en disant : cet objet (l'édifice que nous avons devant les yeux, le vêtement que porte tel ou tel, le concert que nous entendons, le poème qui se trouve soumis à notre appréciation) est beau pour moi. Car il n'y a pas lieu de l'appeler beau, si ce dernier ne fait que de lui plaire à lui. Il y a beaucoup de choses qui peuvent avoir de l'attrait et de l'agrément, mais, de cela, personne ne se soucie ; en revanche, s'il affirme que quelque chose est beau, c'est qu'il attend des autres qu'ils éprouvent la même satisfaction ; il ne juge pas pour lui seulement mais pour tout le monde, et il parle alors de la beauté comme si c'était une propriété des choses. C'est pourquoi il dit : cette chose est belle ; et ce, en comptant sur l'adhésion des autres à son jugement exprimant la satisfaction qui est la sienne, non pas parce qu'il aurait maintes fois constaté que leur jugement concordait avec le sien ; mais bien plutôt, il exige d'eux cette adhésion. Il les blâme s'ils jugent autrement, il leur dénie le goût tout en demandant qu'ils en aient et ainsi on ne peut pas dire : à chacun son goût. Cela reviendrait à dire qu'il n'y a point de goût, c'est-à-dire qu'il n'y a point de jugement esthétique qui puisse légitimement réclamer l'assentiment universel. »

Kant accuse les relativistes de confondre le beau et l’agréable. Dire : « c’est beau » ne revient pas au même que dire : « ça me plaît ». Certes, les deux jugements se ressemblent, car ils sont subjectifs. Pourtant, on aurait tort de les assimiler.

L’expérience de la beauté n’est pas une expérience comme les autres. Pourquoi ?

• Dans le jugement d’agrément, je parle pour moi et seulement pour moi. Le plaisir que j’éprouve est strictement individuel. Je n’attends pas que les autres ressentent ce que je ressens : parce que nous avons des corps différents, nous ne sommes pas sensibles aux mêmes choses.

• Dans le jugement esthétique, en revanche, je parle pour moi, mais aussi pour les autres. Ce que je ressens, j’estime que les autres doivent aussi pouvoir le ressentir : ils sont des êtres humains comme moi. J’attends qu’ils confirment mon jugement, et s’ils ne le font pas, je suis contrarié. → Le plaisir esthétique n’est pas un plaisir solitaire. Il est d’autant plus vif qu’il est partagé !

« Est beau ce qui plaît universellement sans concept »

« Sans concept » (≠ jugement de connaissance): je ne juge pas une chose belle en la comparant à une idée préalable de ce qui est beau. Je n’ai pas de concept déterminé de la beauté. Je la juge belle, car elle suscite en moi un sentiment de plaisir qu’autrui, étant mon semblable, devrait ressentir aussi.

« Universellement » (≠ jugement d’agrément) : le jugement esthétique, bien que subjectif, prétend avoir une validité intersubjective. Il doit valoir pour tout le monde. Précisons que l’universalité est une exigence, elle n’est pas un fait. Le désaccord est toujours possible. Il n’en reste pas moins que chacun réclame l’assentiment de l’autre. Cf. la dispute entre Marc et Serge dans « Art » de Yasmina Reza.

Le jugement d’agrément

Le jugement esthétique

L’agréable

Le beau

Plaisir des sens → Corps

Plaisir esthétique = plaisir mixte → Corps et esprit

Sensation personnelle et incommunicable

Sentiment qui peut être partagé

Jugement purement subjectif, qui ne vaut que pour celui qui l’énonce

Jugement subjectif, mais qui prétend être universel et valoir pour les autres

On ne peut pas contredire autrui : il est le seul à savoir ce qu’il ressent

On peut contredire autrui : on ne peut rien prouver, mais on discute

« À chacun son goût » : ce qui agréable pour l’un ne l’est pas nécessairement pour un autre

« Est beau ce qui plaît universellement sans concept »

b) Les conditions de la réception d’une œuvre

Le goût n’est pas inné : il s’éduque. Pour apprécier une œuvre à sa juste valeur, il faut remplir certaines conditions.

(Faut-il être cultivé pour apprécier une œuvre d’art ?)

L’importance de la culture Cf. Adorno, Minima moralia, §143 (1951).

« L'opinion répandue par les esthéticiens, selon laquelle l'œuvre d'art en tant qu'objet de contemplation immédiate doit être comprise uniquement à partir d'elle-même, ne résiste pas à l'examen. Elle ne trouve pas seulement ses limites dans les présupposés culturels d'une œuvre, dans son « langage » que seul un initié est en mesure de suivre. Même lorsque de telles difficultés ne se présentent pas, l'œuvre d'art demande plus que le simple abandon en elle-même. Celui qui veut déceler la beauté de La Chauve-souris doit savoir que c'est La Chauve-souris : il faut que sa mère lui ait expliqué qu'il ne s'agit pas seulement de l'animal ailé, mais d'un costume de bal masqué ; il faut qu'il se rappelle qu'on lui a dit : demain nous t'emmenons voir La Chauve-souris. Être inséré dans la tradition signifierait : vivre l'œuvre d'art comme quelque chose de confirmé, dont la valeur est reconnue, participer, dans le rapport que l'on a avec elle, aux réactions de tous ceux qui l'ont vue auparavant. Si toutes ces conditions viennent à manquer, l'œuvre apparaît dans toute sa nudité et sa faillibilité. L'action cesse d'être un rituel pour devenir une idiotie, la musique, au lieu d'être le canon de phrases riches de sens, paraît fade et insipide. Elle a vraiment cessé d'être belle. »

Un individu qui aborderait une œuvre d’art directement, sans éducation préalable, serait incapable de l’apprécier. Toute œuvre d’art s’inscrit dans un cadre culturel, pourrait-on dire, qui lui donne son sens et sa valeur. Si on appréhende l’œuvre en dehors de ce cadre, on ne peut ni la comprendre ni a fortiori l’aimer.

• Toute œuvre a des « présupposés culturels » qu’il faut connaître pour saisir son sens. En quelque sorte, l’art est comme une langue étrangère : si on ne parle pas la langue, on n’y comprend rien. Pour « décoder » l’œuvre, il faut, à l’évidence, des connaissances en histoire de l’art. On peut ainsi, par exemple, identifier les techniques spécifiques utilisées par l’artiste, le courant dans lequel il s’inscrit.

• Pour déceler la beauté de l’œuvre, il faut « être inséré dans la tradition ». Ex : La chauve-souris de Johann Strauss (1874).Un enfant qui va à l’opéra a besoin des indications fournies par ses parents, sans quoi il ne pourra ni comprendre ni prêter attention à ce qu’il voit. Avant même que la représentation commence, il sait déjà que c’est une œuvre importante : il est ainsi prêt à l’apprécier. → Adorno suggère que nous avons un rapport quasi religieux aux œuvres d’art. Cf.« Art » de Reza, la réplique de Serge : « Tu ne crois pas que j'aurais claqué cette fortune pour un vulgaire mortel ! »

 

Cf. Zola : Gervaise au Louvre

« Ce fut avec un grand respect, marchant le plus doucement possible, qu'ils entrèrent dans la galerie française. Alors, sans s'arrêter, les yeux emplis de l'or des cadres, ils suivirent l'enfilade des petits salons, regardant passer les images, trop nombreuses pour être bien vues. Il aurait fallu une heure devant chacune, si l'on avait voulu comprendre. Que de tableaux, sacrifié! Ca ne finissait pas. Il devait y en avoir pour de l'argent. Puis, au bout, M. Madinier les arrêta brusquement devant le Radeau de la Méduse ; et il leur expliqua le sujet. Tous, saisis, immobiles, ne disaient rien. Quand on se remit à marcher, Boche résuma le sentiment général : c'était tapé. Dans la galerie d'Apollon, le parquet surtout émerveilla la société, un parquet luisant, clair comme un miroir, où les pieds des banquettes se reflétaient. Mademoiselle Remanjou fermait les yeux, parce qu'elle croyait marcher sur de l'eau. On criait à madame Gaudron de poser ses souliers à plat, à cause de sa position. M. Madinier voulait leur montrer les dorures et les peintures du plafond ; mais ça leur cassait le cou, et ils ne distinguaient rien. Alors, avant d'entrer dans le salon carré, il indiqua une fenêtre du geste, en disant :

-Voilà le balcon d'où Charles IX a tiré sur le peuple.Cependant, il surveillait la queue du cortège. D'un geste, il commanda une halte, au milieu du salon carré. Il n'y avait là que des chefs-d'œuvre, murmurait-il à demi-voix, comme dans une église. On fit le tour du salon. Gervaise demanda le sujet des Noces de Cana ; c'était bête de ne pas écrire les sujets sur les cadres. Coupeau s'arrêta devant la Joconde, à laquelle il trouva une ressemblance avec une de ses tantes. » L'Assommoir, 1877, chapitre 3.


c) L’importance de l’apprentissage Cf. Nietzsche, Le gai savoir, §334.

« On doit apprendre à aimer. – Voici ce qui nous arrive dans la musique : on doit commencer par apprendre à entendre une séquence et une mélodie, la dégager par l’ouïe, la distinguer, l’isoler et la délimiter en tant que vie à part ; il faut alors effort et bonne volonté pour la supporter, malgré son étrangeté, il faut faire preuve de patience envers son aspect et son expression, de charité envers ce qu’elle a d’étrange : vient enfin un moment où nous sommes habitués à elle, où nous l’attendons, où nous pressentons qu’elle nous manquerait si elle n’était pas là ; et désormais, elle ne cesse d’exercer sur nous sa contrainte et son enchantement et ne s’arrête pas avant que nous soyons devenus ses amants humbles et ravis qui n’attendent plus rien de meilleur du monde qu’elle et encore elle. – Mais ceci ne nous arrive pas seulement avec la musique : c’est exactement de cette manière que nous avons appris à aimer toutes les choses que nous aimons à présent. »

L’amour de la musique, loin d’être immédiat, nécessite un apprentissage. Une écoute attentive et répétée est nécessaire pour découvrir la beauté d’une œuvre musicale. Nietzsche distingue plusieurs étapes :

  1. 1)  Il faut « apprendre à entendre » : à la première écoute, les notes tendent à se mélanger, de manière chaotique ; on n’entend rien. Ce n’est que progressivement qu’on parvient à identifier le morceau, à repérer sa structure.

  2. 2)  Une fois le morceau identifié, il faut alors « le supporter » : notre oreille n’est pas encore habituée à sa nouveauté ; elle le trouve « étrange ». On continue à écouter le morceau, mais sans plaisir.3) Vient enfin le moment de la familiarisation : les notes, loin de s’enchaîner de manière arbitraire, forment désormais une unité harmonieuse et nécessaire. Chaque note est à sa place : le morceau semble parfait. On veut sans cesse le réécouter. → Ce qui vaut pour la musique vaut pour tous les arts : le développement du goût suppose un travail. Il faut non seulement acquérir des connaissances théoriques, mais aussi affiner ses sens, éduquer sa perception.


d) La critique sociologique du goût Cf. Pierre Bourdieu, L’amour de l’art, (1969).

« Qu’importe, dira-t-on, de savoir où et quand est né Van Gogh, qu’importent les péripéties de sa vie et les périodes de son œuvre ; ce qui compte en définitive, pour les vrais amateurs, c’est le plaisir qu’ils ressentent devant un tableau de Van Gogh. (...) En fait, le sociologue est toujours suspect (...) de contester l’authenticité et la sincérité du plaisir esthétique par cela seul qu’il en décrit les conditions d’existence. C’est que, comme tout amour, l’amour de l’art répugne à reconnaître ses origines et, aux conditions et aux conditionnements communs, il préfère, à tout prendre, les hasards singuliers qui se laissent toujours interpréter comme prédestination (...).

Le sociologue ne se propose pas de réfuter la formule de Kant pour qui « le beau est ce qui plaît universellement sans concept » mais plutôt de définir les conditions sociales qui rendent possibles cette expérience et ceux pour qui elle est possible, amateurs d’art ou « hommes de goût », et de déterminer par-là dans quelles limites elle peut en tant que telle exister. Il établit, logiquement et expérimentalement, que plaît ce dont on a le concept, ou plus exactement, que seul ce dont on a le concept peut plaire ; que par suite, le plaisir esthétique en sa forme savante suppose l’apprentissage et, dans le cas particulier, l’apprentissage par l’accoutumance et l’exercice, en sorte que, produit artificiel de l’art et de l’artifice, ce plaisir qui se vit ou entend se vivre comme naturel est en réalité plaisir cultivé. »

Deux thèses principales :

1)  L’individu croit avoir son propre goût, aimer personnellement et sincèrement telle ou telleœuvre. En fait, il est déterminé à aimer ce qu’il aime, du fait de son éducation et de sa classe sociale d’origine. Loin d’être inné, le goût est acquis. Loin d’être individuel, il est, avant tout, social.

2)  Le goût a aussi une fonction sociale : il permet aux individus de se distinguer les uns des autres. Selon Bourdieu, nos jugements nous jugent, nos classements nous classent. Dans cette perspective, l’art apparaît comme l’un des instruments que la classe sociale dominante utilise pour asseoir sa domination sur les autres.

Problème : comme le jugement esthétique est ici intéressé (on loue l’œuvre, non pas parce qu’elle est belle, mais pour se faire bien voir), il perd en authenticité. Peut-on réduire alors « l’amour de l’art » à du snobisme ?


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3. Les fonctions de l’art. Représentation et expression


Transition : la beauté n’est pas un critère suffisant pour distinguer une œuvre d’art d’un objet quelconque. Il faut donc envisager une nouvelle hypothèse : un objet peut être érigé au statut d’œuvre d’art, dès lors qu’on lui prête un sens.L’œuvre d’art fonctionne comme un signe : elle est une « chose » qui renvoie à « autre chose ». Elle peut représenter, c’est-à-dire rendre présent un élément absent (ex : un tableau qui « représente » un paysage). Elle peut aussi exprimer quelque chose (ex : une idée, un sentiment).


a) Art et réalité

(L’art nous éloigne-t-il du réel ?) Cf. Bergson, La pensée et le mouvant.

« À quoi vise l’art, sinon à nous montrer, dans la nature et dans l’esprit, hors de nous et en nous, des choses qui ne frappaient pas explicitement nos sens et notre conscience ? Le poète et le romancier qui expriment un état d’âme ne le créent certes pas de toutes pièces ; ils ne seraient pas compris de nous si nous n’observions pas en nous, jusqu’à un certain point, ce qu’ils nous disent d’autrui. Au fur et à mesure qu’ils nous parlent, des nuances d’émotion et de pensée nous apparaissent qui pouvaient être représentées en nous depuis longtemps, mais qui demeuraient invisibles : telle, l’image photographique qui n’a pas encore été plongée dans le bain où elle se révélera. Le poète est ce révélateur. Mais nulle part la fonction de l’artiste ne se montre aussi clairement que dans celui des arts qui fait la plus large place à l’imitation, je veux dire la peinture. Les grands peintres sont des hommes auxquels remonte une certaine vision des choses qui est devenue ou qui deviendra la vision de tous les hommes. Un Corot, un Turner, pour ne citer que ceux-là, ont aperçu dans la nature bien des aspects que nous ne remarquions pas. – Dira-t-on qu’ils n’ont pas vu, mais créé, qu’ils nous ont livré des produits de leur imagination, que nous adoptons leurs inventions parce qu’elles nous plaisent, et que nous nous amusons simplement à regarder la nature à travers l’image que les grands peintres nous en ont tracée ? – C’est vrai dans une certaine mesure ; mais, s’il en était uniquement ainsi, pourquoi dirions-nous de certaines œuvres – celles des maîtres – qu’elles sont vraies ? où serait la différence entre le grand art et la pure fantaisie ? Approfondissons ce que nous éprouvons devant un Turner ou un Corot : nous trouverons que, si nous les acceptons et les admirons, c’est que nous avions déjà perçu quelque chose de ce qu’ils nous montrent. Mais nous avions perçu sans apercevoir. »

On pourrait croire que l’art n’est qu’un divertissement. Il répondrait alors à un besoin d’évasion. En fait, loin de nous éloigner du réel, l’art nous en rapproche ! Il ne se contente pas d’imiter, avec plus ou moins de réussite, le réel. Il cherche à le révéler. Pour reprendre la formule célèbre de Paul Klee, « l’art ne reproduit pas le visible ; il rend visible ». Grâce à l’art, notre perception du réel est « élargie ». C’est la thèse de Bergson.

Les fonctions de l’art. Représentation et expression (3) → Grâce à l’art, nous avons une meilleure connaissance, non seulement de nous-mêmes, mais aussi du monde extérieur. L’artiste nous fait voir des choses que nous ne voyons pas, qu’elles soient en nous ou hors de nous.

• L’homme ordinaire « rate » une partie du réel : il croit voir le monde tel qu’il est mais en fait, sa perception est partielle, altérée. Selon Bergson, « nous ne voyons pas les choses mêmes » (Le rire). Pourquoi ?

  1. 1)  L’homme ordinaire est prisonnier de ses préoccupations pratiques et utilitaires.

  2. 2)  Il est prisonnier aussi du langage.


b) Le problème de l’action

L’homme ordinaire a des besoins à satisfaire. Il doit agir. L’urgence de l’action fait qu’il ne prend pas le temps de contempler les choses. Sa perception du monde est partielle, car orientée : il ne voit du réel que les éléments qui l’intéressent pour son action – les éléments utiles. Le reste est laissé de côté, mis entre parenthèses.

Entre le monde et lui, se glisse donc le « filtre » de ses besoins. Comme l’affirme Bergson, « plus nous sommes préoccupés de vivre, moins nous sommes enclins à contempler » ; « les nécessités de l’action tendent à limiter le champ de la vision ».


c) Le problème du langage

L’homme ordinaire voit la réalité à travers le prisme des mots. Au lieu de voir les choses dans leur singularité, il ne voit plus que des généralités : c’est un « arbre ». Il ne fait plus la différence entre tel ou tel arbre. Ses propres sentiments, dès qu’il les nomme, sont altérés : ils sont comme « figés » dans les mots. Il dit, par exemple, « aimer » une personne. Mais, l’amour qu’il ressent, non seulement est particulier, mais change à chaque instant.

→ Le langage empêche l’homme ordinaire de voir la réalité telle qu’elle est : il ne voit que les éléments communs et fixes des choses ; il ne voit plus les différences et les changements.

• Comme l’affirme Rimbaud, « il faut être voyant, se faire voyant ». Ce qui définit l’artiste, c’est « une certaine vision des choses ». Cette vision est-elle seulement subjective ? Selon Bergson, si la perception de l’artiste est originale, elle n’est pas pour autant fantaisiste. L’artiste n’invente pas : ce qu’il voit, nous pourrions le voir aussi, si nous étions attentifs. En fait, nous voyons bien ce qu’il voit, mais confusément, sans en avoir conscience. Bergson emprunte à Leibniz la distinction entre la perception et l’aperception. L’artiste aperçoit ce que l’homme ordinaire ne fait que percevoir.

La réalité que l’artiste révèle à travers son œuvre n’est pas « sa » réalité, mais la réalité de tous les hommes. Il y a donc une « vérité » de l’œuvre d’art. Ce n’est pas une vérité objective comme la vérité scientifique : c’est une vérité intersubjective. En témoigne le fait que le public peut se reconnaître à travers l’œuvre de l’artiste.

→ En approfondissant leur expérience personnelle, les grands artistes, et c’est à cela qu’on les reconnaît, sont capables d’accéder à quelque chose d’universel. Par exemple, un poète peut bien parler de « son » enfance, mais, ce qu’il vise, à travers son poème, c’est, en quelque sorte, « l’enfance de tous les enfants ».


d) Art et langage

(L’art est-il un langage ?)

On conçoit souvent l’œuvre d’art comme un moyen d’expression et de communication. On assimile alors l’art à une sorte de langage : l’artiste, à travers son œuvre, « parle », cherche à faire passer un « message ». Mais une telle approche de l’art n’est-elle pas réductrice ? La comparaison entre l’art et le langage n’a-t-elle pas des limites ? L’artiste a-t-il vraiment « quelque chose » à dire ? Si c’est le cas, pourquoi passer par l’art ? N’est-il pas plus simple et plus efficace de parler ?


e) Les différences entre l’art et le langage

1) Dans le langage ordinaire, le lien entre le signifiant et le signifié est fixé par convention, et donc de manière arbitraire. On utilise un mot pour désigner une chose, mais on aurait pu en utiliser un autre, comme le montre la pluralité des langues. Dans l’œuvre d’art, au contraire, il n’y a pas d’arbitraire du signe. La forme est choisie en fonction du fond. Forme et fond sont alors indissociablesCf. Hegel : L’art doit «Donner aux idées une existence sensible qui leur corresponde» (Esthétique).

2) Dans le langage ordinaire, ce qui compte, avant tout, c’est la transmission du message. Le signifiant (la phrase) tend alors à se faire oublier au profit du signifié (l’idée). Si nécessaire, l’énoncé linguistique peut être reformulé ou encore traduit dans une autre langue. Dans le cas d’une œuvre d’art, de telles opérations sont impossibles. Par exemple, on ne peut pas résumer un poème. On ne peut pas non plus traduire une musique en peinture. L’œuvre d’art ne se réduit pas à son sens. Elle vaut d’abord en tant que forme.

3) Dans le langage ordinaire, chaque énoncé linguistique a un sens relativement facile à déterminer. L’œuvre d’art, au contraire, exige une interprétation. Si sa forme est unique, son fond semble multiple. L’artiste a-t-il vraiment « un » message à faire passer ? Si message il y a, il est équivoque, multiple, inépuisable !

→ L’œuvre est d’autant plus riche que son sens est « ouvert » : elle résiste à toute élucidation, conserve une aura de mystère ; le public semble ne jamais en avoir fini avec elle.


f) Le danger de « l’art à thèse »

Quand l’art devient un simple outil de communication, il perd toute sa valeur. Il disparaît en tant qu’art. C’est le problème posé par les œuvres qui défendent des « thèses » ou qui sont « engagées ». Le fond tend à prendre le dessus sur la forme. Cf. par exemple la critique que fait Kundera du roman de George Orwell, 1984. L’artiste n’a rien à « dire » : il doit plutôt montrer, interroger, provoquer.


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Suggestions de lecture (pour aller plus loin) Sur l’art contemporain (en guise d’introduction) :

• Nathalie Heinich, Le triple jeu de l’art contemporain, éditions de Minuit, 1998. Sur la question du jugement esthétique :

• David Hume, La règle du goût (1757), éd. C. Salaün, Mille et une nuits, 2012. • John Zeimbekis, Qu’est-ce qu’un jugement esthétique ? Vrin, 2006


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